Santa Maria, Mãe de Deus, que ce quartier est froid. Sombre. Horrible. Comme si son quartier était mieux, logé dans l'Ouest de Chicago, no man's land pour les autorités. Terreau fertile pour les jeunes pousses en quête de sensation, dirait Esteban. Mais Esteban dit également beaucoup de choses légèrement exagéré, comme  sur l'hostile sobriété des terres slaves. Cette ville est son terrain de jeu mais vraiment, on y est bien qu'à La Villita.

M'enfin, là n'est pas la question alors, il relève le col de son pardessus et marche encore la tête droite, d'un air déterminé, jusqu'à sa destination qu'il aperçoit - bien heureusement - assez vite.

Du moins, il s'imagine y être. Peut-il réellement compter sur les indications parfois bancales de son ami ? En tout cas, ça n'a pas l'air d'être une boulangerie, c'est déjà ça de pris. Même s'il n'aurait pas dit non, là, présentement. Mais non, ce n'est vraiment pas l'objet de sa venue. Il cherche un indication en anglais, aussi minime soit-elle sans jamais vraiment la voir : il jette trop de coups d’œil autour de lui, comme s'il craignait que quelqu'un lui demande ce qu'il fasse ici.

Il ouvre la porte et se précipite à l'intérieur, faisant teinté la clochette fixée. Derrière le comptoir - enfin, ce qu'il présume l'être - une jolie petite demoiselle. Agréable à l'oeil, proche de son âge. Esteban passe une main rapide dans ses cheveux, histoire de se redonner un peu d'air, et enfile son plus beau sourire, celui qui lui donne l'air un peu crâneur.

A grandes enjambées, il réduit la distance entre eux et de sa voix la plus charmante - celle où son accent portugais ressort beaucoup plus qu'à l'accoutumée - l'interpelle. " Bonjour Mademoiselle, le patron est présent, aujourd'hui ?"

Monsieur. Y a pas à dire : certaines personnes savent rester professionnelles quoiqu'il en coûte. Parce qu'il a rien d'un Monsieur. Paraît que ça, c'est pour les gens respectables, qui font de grandes choses très biens, appréciés de tous... C'est vrai qu'il en fait des grandes choses, lui aussi. Peut-être bien qu'il mérite un petit Monsieur de temps à autre.

" Esteban" qu'il glisse l'air de rien. Pas qu'il tient à ce que la terre entière le sache, en soi. Mais y a des personnes, comme ça... Ça fait pas de mal qu'elles le sachent, si vous voulez son avis. La pratique est toutefois discutable : ça doit pas être facile de le retrouver. Imaginez-vous demander après un "Esteban" dans son quartier.

Comment ça, il l'a trouvé ? Petit regard à gauche, petit regard à droite. Il hésiterait presque à se pencher sur le comptoir pour voir derrière. Parce que c'est pas sérieux, si ? La jolie petite fleur, patronne d'une armurerie ? Il a le sourire qui s'agrandit. Il ricanerait bien mais il a un tout petit instinct de survie, quand même : si elle ment pas, elle est certainement capable de se servir de n'importe quoi dans cette boutique.

Alors, il se décide pour rentrer dans son jeu. En espérant que ça lui porte pas préjudice. " Paraît que vous êtes la meilleure dans votre... domaine"C'est ce qu'on lui a dit, en tout cas. Bruits de couloir dont la véracité a intérêt à être parce que sinon... Sinon ça va barder.

Et puis, il faut bien attaquer la raison de sa venue. "Je cherche un truc pour me... défendre. Pas trop grand. Qui surprend. Idéal pour ceux qui ont l'habitude des bouts de bois, si tu vois ce que je veux dire." Roi de la métaphore bizarre, alambiqué... Chapeau si elle comprend.

Le fameux bout de bois sort, preuve qu'il avait réussi à se faire comprendre. Doit-il sortir le sien ? Cela serait assez malvenu, non ? Surtout que bon, ça apprend rien à personne, d'agiter sa baguette comme ça. Vraiment pas son outil de travail préféré mais bon, avec certains, cela rassure. Comme s'ils parlaient une langue commune alors que rien - non rien, entendez-le bien - ne les rapprochaient.

En plus, parfois, il est pas tout à fait certain de l'avoir avec. Esteban a une légère tendance à l'oublier chez lui, perdue dans un tas de vêtements qui devraient être lavés mais qui attendront encore un peu, le temps qu'il n'ait vraiment plus rien à se mettre. Mais aujourd'hui, il tapote sa poche. Là. Il avait été assez intelligent pour ne pas venir désarmé. Enfin, il ne l'est jamais vraiment mais c'est un outil supplémentaire pour se défendre. Au cas où. Toujours au cas où.

Mouais, il passera son tour pour la poivrière. " J'ai déjà ce qu'il me faut pour filer " rassure-t-il sur le ton de la confidence. Sa petite botte secrète. Son petit "tu me vois, tu me vois plus" pour se carapater avec toute l'élégance dont il sait faire preuve. Il lui ferait bien une petite démonstration mais c'est pas son profil le plus flatteur.

Et là, vu qu'elle entre dans le vif du sujet, comme ça, sans préparation, il a vraiment intérêt à se montrer sous son meilleur jour. Ça reste une jeune demoiselle, après tout. Ils doivent avoir sensiblement le même âge.  Elle peut pas être insensible à ce point, même si elle joue la dure.

Puis comme il préférerait quelque chose de plus... Définitif, il doit bien jouer. " Tout de suite, vraiment ? On ne peut pas envisager la chose dans manière un peu plus... détendue ? Dans un endroit un peu plus... Propice à la discussion ?" Ca bat des cils, ça met - consciemment mais d'un geste qui ne se le veut pas - un peu de désordre dans les boucles ébènes. "Un petit café, Iskrrra ? " avec le r qui roule comme il se doit. "Quand était la dernière fois que tu as profité de la lueur du jour ?" Ou de la compagnie d'un petit rayon de Soleil personnifié ? Bien sûr qu'il parlerait de lui en ces mots. C'est toujours plus facile de négocier dans ces conditions.

Les Russes - oui, elle l'est pas mais Esteban, pour ce qu'il en sait, vous l'excuserez - n'ont pas pour réputation d'être chaleureux comme le soleil du mois de Juin à Chicago. Et celle-ci ne déroge pas à la règle. Il aurait dû prendre quelques écharpes avec, pour s'enrouler dedans et ne pas sentir la baffe métaphorique mais givrée qu'il vient de prendre.

" C'est qui Zorya ? Elle fait des prix, elle ? " Parce que bon... 100 dollars... Faut qu'il hypothèque sa maison pour avoir un truc décent ? Dommage, il n'en a pas. Et il n'est pas très sûr qu'hypothéquer le studio miteux qu'il loue soit possible, vu qu'il n'en est pas propriétaire.

Mais si le travail est de qualité... " Pas de café pour toi. T'as l'air déjà assez tendue comme ça. " Et c'est sans doute sa faute, à lui aussi. Pour la prise de conscience, ça sera 100 dollars de plus. Même sa mère a abandonné alors une parfaite inconnue...

100 dollars, sérieusement. Elle sait ce que ça représente ? Quel vautour, celle-là. Le sourire s'affaisse légèrement et la langue claque contre le palais. Les négociations commencent et il n'aime pas ça. Il préfère contenter sur ses atouts : son charme naturel. Et la crédulité de ses... Victimes ? Mais non, ne soyez pas aussi négatifs, voyons. Expérimentations ? C'est pas comme s'il pensait vraiment que ça fonctionne, ses histoires...

" Bien sûr que non, je les ai pas, tes 100 dollars. Qui les as, sérieusement ? " Des gens, certainement. Sinon, elle aurait déjà fait faillite. " Mais on va bien trouver un terrain d'entente, non ? 50 dollars. "